Le Jour de Selina

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Le carton se déchire sous la pression de mes doigts, et Gabriel Garcia Marquez m’apparait, fier et souriant, posant en noir et blanc sur le quatrième de couverture. Jamais je n’aurais pensé qu’elle m’enverrait un prix Nobel pour me présenter ses adieux. Le livreur ne m’a pas donné de détails sur l’expéditeur, et s’est contenté d’un hochement de tête hésitant à l'évocation de mon prénom, Nathan, avant de se délester du paquet. Il m’a seulement laissé avec mes certitudes, celles qui nous font sentir, tout au fond de notre âme, qu’il est déjà trop tard. Depuis mon balcon, je le vois repartir dans son ensemble flashy, enchâssé sur son vélo trop petit. Ce clown des temps modernes ne sait pas que son colis vient de me briser le cœur.

Memoria de mis putas tristes.

Le titre du livre m’aurait probablement amusé si je n’étais pas sur le point de la perdre, mais à présent qu’elle ne viendra plus, mon visage crispé ne se déride pas. J’ouvre le roman et mes pensées défaitistes trouvent écho dès la première page, signée de sa main : S.R, Selina Racio. Qui ne serait pas attendri par cette manie absurde qu’elle a de dédicacer chacun de ses livres, comme si cela suffisait pour en subtiliser la paternité à son auteur. Je me surprends à laisser échapper un petit rire du coin de la lèvre. Décidément,

même loin de mes yeux embrumés, elle ne me laissera pas me morfondre et m’apitoyer sur mon sort. Moi qui voyait en ce funeste colis l’occasion rêvée de noyer mon désespoir dans la bouteille, voilà que je dois aussi y rechigner. Machinalement, je déroule les pages sur mon pouce d’un geste vif et j’approche le nez, espérant flairer le reliquat de son glorieux parfum quelque-part dans les remous d’air et de papier.
Rien, si ce n’est une petite carte jaune qui s’échappe et chute à mes pieds. Un mot d’adieu ? Cela ne lui ressemble pas, elle qui luttait de tout son être pour vivre une vie figurative, une vie dans laquelle l’imaginaire prenait le pas sur le réel et le symbolisme l’emportait toujours sur l’évidence. C’était pourtant un beau cadeau de fin, un roman, et j’en aurais lu et relu chaque page, durant des mois et des années s’il le fallait, disséquant chaque ligne, distillant chaque mot jusqu’à ce que, dans un excès de lyrisme, je trouve enfin mes réponses.

Un frisson me parcourt l‘échine alors que je m’apprête à ramasser la carte. Le drapeau du Mexique y est représenté, seul, en berne, avachi sur son mât. Son amour inconditionnel pour sa patrie et pour les emblèmes du Mexique me font penser que je ne vais pas aimer ce que je suis sur le point de lire. Je l’ai eu ma dose d’allégorie. Elle n’aurait pas pu choisir meilleure image pour m’annoncer la fin du monde.

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Pars. Ils viennent pour toi.

Je peux arrêter mes réflexions iconographiques, l’avertissement est explicite. Fini de jouer, je me suis approché trop près du Soleil, et il va maintenant falloir que je réussisse mon atterrissage, je suis trop jeune pour finir comme Icare. Je me rue vers la fenêtre. L’aube se dessine et déjà des hordes de petites voitures, des Toyota et des Chevrolet pour la plupart, montent et descendent l’avenue à faible allure. Rien à signaler, le tempo mexicain bat son plein. Pas de police, pas de force spéciale ou de je ne sais quelle milice secrète en vue. Cette accalmie matinale n’est qu’une passade, j’en suis convaincu, je n’ai pas attendu de recevoir la carte de Selina pour ressentir la peur.
Toute la nuit j’ai repensé à notre dernière entrevue d’hier, à ce que j’ai fait, et surtout à ce que je n’aurais pas dû faire. Pourquoi n’ai-je pas respecté notre accord tacite ? Encore cette foutue curiosité, cette manie de tout le temps vouloir combattre l’injustice, la norme, les règles. Alors, n’arrivant pas à trouver le sommeil, j’ai décidé de préparer mon départ. La nuit blanche m’a fait perdre le peu de rationalité qui subsistait en moi. La valise qui trône dans mon salon ressemble étrangement à ma tête, placide vue de l’extérieur, et sans dessus dessous à l’intérieur. Mes idées tout comme mes affaires s'entassent grossièrement les unes
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sur les autres, prêtes à exploser dans leur contenant trop étroit.

Perché au 18ème étage, l’horizon me regarde le temps d’une cigarette. Je dois être au sommet de l’une des plus hautes tours de la ville. Le vertige me guette alors que j’appose mon coude sur la lisière du balcon. Quelques bouffées de nicotine, et mes pensées se calment. Je n’ai presque rien fait. Presque, car elle m’avait dit ne pas venir. Je sais bien que je ne suis pas chez moi, que ce n’est pas mon pays, mais je ne peux pas être en danger pour si peu.
Un pick-up bleu nuit remonte l’avenue. Mon ventre se noue, est-ce un mauvais présage ? Je me suis posé cette question pour toutes les grosses cylindrées qui ont défilé sous mon balcon depuis ce matin. Il me semble qu’ici, les ennuis arrivent plus souvent en V8 qu’en citadine. A mesure qu’il se rapproche, j’aperçois un sigle discret sur le côté gauche : Police Fédérale. Je reste figé alors que le pick-up avance à grande vitesse, espérant qu’il passe ma tour et continue sa route.
Je n’ai presque rien fait, mais nous sommes au Mexique, et je me suis approché trop près du Soleil.

Le pick-up se gare en bas de mon immeuble, quatre hommes cagoulés sortent. Le temps d’échanger quelques mots, deux pénètrent dans le hall principal, les deux autres disparaissent dans le parking.

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La cire qui retient mes ailes a fondu, c’est écrit, ils viennent pour moi.

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La première fois que je l’ai vue, j’ai tout de suite senti l’évidence. A l’intérieur de ce speakeasy feutré et étroit, l’air aux arômes de Mezcal infusé, j’ai rapidement remarqué cette fille accoudée lascivement à l'extrémité du bar. Magnifique d’assurance, celle qui riait à gorge déployée, sans gêne envers les ondes calmes de ce lieu si cosy, allait bientôt devenir l’épicentre de mes désirs, et, je le découvrirais plus tard, la cause de remous terrifiants dans ma vie.

Cigarette au doigt, robe bleu nuit parfaitement taillée, les épaules à nu, je la trouvais follement attirante et élégamment mexicaine. Elle n’avait rien à voir avec toutes ces mijaurées whitexicans (voilà comment on dénomme ceux qui, au Mexique, veulent ressembler à des Américains), celles-là même qui pensent que bon goût rime avec blanc nacré, seins siliconés et Kim Kardashian. Non, Selina était bien Mexicaine, trop fière de ses origines maya et de sa peau bronzée pour la blanchir, trop sûre de la beauté de ses traits fins pour les botoxer. Sans maquillage, si ce n’est un soupçon de baume qui faisait briller le coin de ses lèvres à chaque sourire, je l’imaginais peintre, racontant à tout son auditoire au look cheguevarien comment, la nuit passée, elle avait trébuché par mégarde sur sa dernière
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création, et, que grâce à son sens aiguisé des affaires, elle avait tout de même réussi à la fourguer à l’un de ces idiots de nouveaux riches du Nord de la ville, lui assurant qu’il n’y avait pas d’hommage plus poignant à Frida Kahlo que cette trace de sandale au milieu de la toile. J’apprendrais plus tard que Selina était journaliste et que je n’avais donc pas tout à fait tort, le journalisme demeurant une forme d’art au Mexique, où la passion prévôt sur le factuel, où la vérité côtoie la tromperie.

Devant elle, j’apercevais trois shooters harmonieusement disposés en ligne, contenant dans l’ordre ce que je présumais être un rhum blanc, un brun et un entredeux, dénotant radicalement avec les bières et les cocktails commandés par ses amis. Tout m’indiquait qu’elle haïssait le conformisme, qu’elle poursuivait l’originalité et que par-dessus tout elle savourait la vie. Elle ne voulait pas vivre comme nous, dans la retenue.
Personne autour de moi ne pouvait être indifférent à la douceur de la fine moquette qui tapissait l’intégralité du bar. Comment chasser l’idée de retirer ses chaussures, ses chaussettes, et poser ne serait-ce qu’un bout de talon sur cette surface si bien molletonnée. Selina, elle, était pieds nus. Il n’en fallait pas plus, mon béguin nocturne commençait à tourner à la fascination, je ne la quittais plus des yeux. Mes collègues parlaient et je n’écoutais plus, déblatérant

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les mêmes inepties pour la vingtième fois, s’extasiant encore et encore du prix ridiculement bas des consommations.

« Tu te rends compte, 180 pesos pour cinq verres ? Ça fait quoi, 7 euros ? »

« A ce prix là, t’as même pas une bière à Paris. »

J’avais déjà eu droit au débat sur le tarif incroyable de la chambre d’hôtel, du prix stupéfiant des tacos avalés sur le pouce dans la rue, de tout ce que l’on pouvait acheter dans une supérette avec l’équivalent de 20 euros. Décidément, j’étais bien mieux à me laisser hypnotiser par cette envoutante muse d’un soir qu’à me faire happer par cette condescendance sans fin. J’aurais aimé trouver le courage de me lever et m’avancer vers elle mais mon taux d’alcoolémie n’était pas encore assez haut pour se substituer à ma lâcheté. Les Mojitos se présentaient pourtant devant moi avec une cadence martiale, aussitôt j’en finissais un, aussitôt le suivant prenait fissa la relève. Mais autour du cinq ou sixième verre, alors que la carapace de mon dédain était déjà largement entamée par l’alcool et que je participais pleinement à un débat stérile sur le niveau du championnat de football mexicain, nos regards se croisèrent pour la première fois.

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J’étais confondu, je n’avais plus de cachette depuis laquelle jouir paresseusement de ses moindres gestes. Elle ne me regardait déjà plus et j’avais pourtant l’impression que son profil parvenait à me murmurer qu’elle voyait clair dans ce petit jeu, qu’elle devinait mes intentions. Maintenant à découvert, hors de mon abri, l’envie de lui parler se faisait de plus en plus intense. Quitte à tout perdre, je devais me faire violence. Au fond de ma mémoire résidait encore ce souvenir malheureux de lycée teinté de honte et de regret quand, alors que j’avais enfin trouvé le courage de me présenter devant cette fille qui m’intimidait tant, je m’étais complètement paralysé et n’avais pas pu décrocher le moindre mot si ce n’est quelques onomatopées néandertaliennes. Par la suite, j’avais bien entendu appris d’une de ses amies qu’elle attendait depuis plusieurs mois que je fasse le premier pas. Non, cette fois-ci, j’allais laver mon honneur et démontrer la résilience française loin de mes terres. Et ni ma couardise d’homme sobre ni les bagues qui recouvraient ma dentition lycéenne ne pouvaient m’arrêter.

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